Tiré de la revue "Le Nouvel Observateur" (n°1818)

 

Romancier, essayiste, critique littéraire, Frederic Raphael, le scénariste d'« Eyes Wide Shut » a travaillé deux ans dans l'ombre du réalisateur. Il a tiré de cette expérience un livre étonnant. Souvenirs, souvenirs

 

Kubrick cherchait à mettre les gens sous tutelle

 

Le Nouvel Observateur. - La presse américaine vous a attaqué avec violence.

 

Frederic Raphael. - C'est comique. Le pays de la liberté de la presse n'aime pas qu'on s'exprime librement.

 

N. O. - Que vous reproche-t-on ?

 

F. Raphael. - D'avoir soi-disant décrit Kubrick comme un juif qui se détestait. Ce n'est pas ce que j'ai écrit, mais c'est ce que la presse américaine a retenu. Or les Américains ne lisent pas les livres. Ils lisent les articles sur les livres. Donc, c'est un article du « New York Post » qui a tout déclenché... En réalité, mon livre est assez affectueux. C'est le premier livre où Kubrick n'est pas montré comme un génie taillé dans le marbre.

 

N. O. - On l'imaginait souvent comme un tyran.

 

F. Raphael. - Oui, c'est une image confortable, facile. Il était plus complexe.

 

N. O. - Le Kubrick de votre livre est inattendu. On le prend pour un génie de l'informatique, il efface sans le vouloir des disquettes ; vous le dépeignez comme un homme très indécis, alors qu'on imaginait le contraire...

 

F. Raphael. - C'est comme « la Vie de Jésus » par Renan. Il faut avoir l'audace de parler de Kubrick comme d'un homme. Spielberg est fâché parce que Kubrick dit que « la Liste de Schindler » est un film sur 6 000 juifs qui ont survécu, alors que 6 millions sont morts. Il n'y a pas de quoi se sentir offensé. Se sentir attaqué dans sa judéité dès qu'on émet une critique, c'est ridicule. C'est une mentalité de ghetto.

 

N. O. - L'une des choses les plus étonnantes de la vie de Kubrick, c'est qu'il a épousé Christiane Harlan.

 

F. Raphael. - Oui. Christiane est la nièce du cinéaste nazi Veit Harlan, qui a réalisé « le Juif Süss ». Ils se sont rencontrés en Allemagne... Pour un juif, c'est une rencontre très étonnante. Mais je n'ai pas à faire de commentaire là-dessus.

 

N. O. - Les biographes sont en général très discrets sur ce mariage, alors que vous en parlez dans votre livre.

 

F. Raphael. - Parce que c'est Kubrick qui m'en avait parlé.

 

N. O. - Quelle a été votre première impression de Kubrick ?

 

F. Raphael. - Il était comme un petit fonctionnaire de la SNCF. Pas du tout l'aspect du grand génie qu'on décrit. Il était modeste d'apparence, il ne voulait pas faire impression.

 

N. O. - Etait-il aussi hésitant que vous le décrivez ?

 

F. Raphael. - Oui et non. Il allait à la pêche, attendait, et obtenait ce qu'il voulait. Il vous faisait recommencer, recommencer...

 

N. O. - Certains acteurs sont devenus fous à force de recommencer.

 

F. Raphael. - C'était la méthode Kubrick. Il faisait des dizaines de prises. Et si un acteur disait : « Est-ce que je fais quelque chose que vous n'aimez pas ? », Kubrick ne disait rien. Il attendait, sans savoir exactement quoi. Ainsi, quand Peter Sellers arrivait sur le plateau de « Docteur Folamour », Kubrick avait six caméras, et Sellers se lançait, car il ne pouvait jamais rejouer la scène à l'identique. Kubrick filmait tout et faisait le tri plus tard.

 

N. O. - Il ne savait pas ce qu'il voulait ?

 

F. Raphael. - Il savait ce qu'il ne voulait pas.

 

N. O. - Dans votre livre, on sent une certaine frustration cachée...

 

F. Raphael. - J'admire Kubrick, et jamais je n'ai remis en question son rôle de patron, de chef. Mais dans ses rapports avec ses collaborateurs il n'était pas franc. Il n'avait pas le goût de la franchise. Il avait celui de la domination. Il extrayait des choses de vous, pour les arranger selon son goût. J'ai trouvé ça décevant. Pourquoi tous ces efforts pour effacer mon nom ? Le scénario ne portait pas mon nom. Sur le plateau, les acteurs avaient l'impression que l'auteur du scénario, c'était Kubrick. Or il ne pouvait pas écrire. Il ne savait pas. Il se comportait comme un roi qui guérissait les écrouelles par le toucher. Tout le monde savait que le toucher du roi ne guérissait rien. Mais on faisait semblant d'y croire... Kubrick n'était pas roi, mais voulait l'être. C'était comique.

 

N. O. - Le livre de Schnitzler, « Traumnovelle », qui sert de point de départ au film, est assez fade. Quels ont été les problèmes pour l'adapter ?

 

F. Raphael. - Il y en avait deux : les rêves, qui étaient prétentieux, et qui nous font tomber dans des clichés. Dès qu'on veut porter un rêve au cinéma, ça ne marche jamais. Parce qu'un rêve n'est pas un écran. Le deuxième problème, c'était l'orgie, le bal masqué. Il fallait trouver un moyen de traduire ça. C'est le mot-clé : traduire. Il fallait comprendre l'essence du mythe, de l'histoire. Le coeur de l'histoire, c'est que ce couple, malgré toutes les vicissitudes, va rester ensemble. Chacun imagine quelque chose, mais la vie continue ensemble. Il y a un écart entre le désir et la vie. Donc, pour passer du livre au film, il fallait transplanter des personnages de la Mitteleuropa dans Manhattan et les faire changer d'époque. Mais les rapports entre eux devaient demeurer fidèles à l'esprit du roman. Pas facile...

 

N. O. - Pas facile, en effet.

 

F. Raphael. - D'autant plus que le travail de scénariste dans ces conditions est dur. On vous prend, on vous rejette. Il y a plusieurs attitudes possibles : bouder, ironiser ou s'opposer. Moi, je suis un mauvais perdant. Je ne cède pas. Nous avons beaucoup discuté.

 

N. O. - Vous dites qu'il a exigé que les personnages, qui étaient juifs au départ, ne le soient plus à l'arrivée.

 

F. Raphael. - Il n'avait pas envie de tomber dans le domaine de Woody Allen. Kubrick voulait atteindre un public aussi large que possible, je pense. Au fond, il était très hollywoodien. Très.

 

N. O. - Mais il détestait Hollywood.

 

F. Raphael. - Et alors ? On peut être français et détester les Français. Par exemple, quand il a eu le sentiment que notre collaboration s'épuisait, il m'a dit merci et au revoir. Et je n'en ai plus entendu parler. C'est très hollywoodien, ça.

 

N. O. - Kubrick avait-il une grande culture littéraire ?

 

F. Raphael. - Il aurait voulu. Il était impatient... Il aurait voulu acquérir la culture universitaire qui lui faisait défaut. Pour une raison que j'ignore, à 17 ans il avait interrompu ses études. Son père était aisé, il aurait pu continuer... Kubrick est devenu photographe. Mais, en même temps, il assistait aux séances publiques de l'Université de Columbia pour écouter les grands professeurs. Quand nous travaillions ensemble, il me posait fréquemment des questions sur Jules César, sur Rome, sur des sujets que je possède bien. Il avait de la curiosité...

 

N. O. - D'autres sujets le fascinaient ?

 

F. Raphael. - Nous parlions de l'Holocauste... Il pensait que c'était la pire catastrophe de l'humanité. Moi, je lui disais qu'il y a eu 6 millions de Congolais exterminés par le roi des Belges... Je lui disais qu'il faut se méfier de cette idée, on ne peut pas postuler qu'il n'y a que les juifs qui ont été massacrés... Il avait envie de faire un film sur ce sujet, d'après un livre de Louis Begley, « Wartime Lies », qui raconte la survie d'un enfant juif pendant la guerre. Quant à l'Holocauste, il disait n'avoir vu que peu de films sur le sujet... Ainsi, il n'avait pas vu le film de Munk, « la Passagère »...

 

N. O. - Comment cherchait-il ses sujets ?

 

F. Raphael. - Il y en a un certain nombre qui l'intéressaient : la guerre, Napoléon, etc. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il aimait les idées, mais pas les gens. Il avait pris ses distances avec eux en se cloîtrant. Et cet éloignement était valable aussi pour les gens imaginaires, pour les personnages de fiction. Il cherchait toujours à contrôler les autres, à les mettre sous tutelle. C'est donc qu'il en avait peur, je crois.

 

N. O. - Peur de quoi ?

 

F. Raphael. - Je ne sais pas. Je pense que c'était quelqu'un qui dans sa jeunesse était assez solitaire. Les biographes nous informent qu'il n'était pas très séduisant, timide. Il s'est construit une identité, un alter ego. Il est devenu artiste. Ce personnage d'artiste l'a mis à l'abri du monde extérieur.

 

N. O. - Il s'est inventé un personnage-écran...

 

F. Raphael. - Oui. Il a émigré de lui-même pour inventer la personnalité de Stanley Kubrick, metteur en scène, créateur solitaire. Il est devenu lui-même en devenant un autre.

 

Propos recueillis par FRANÇOIS FORESTIER du Nouvel Observateur.