Le mat de Hal

Le Monde du 8 mars 2001

 

La scène ne dure qu'une trentaine de secondes. Frank Poole, l'un des deux astronautes du vaisseau Discovery 1, joue aux échecs contre l'ordinateur HAL.

 

De sa voix monocorde, ce dernier annonce un mat en trois coups. Poole abandonne sans discuter. Passionné d'échecs depuis l'adolescence, Stanley Kubrick savait que, dans l'imaginaire occidental, les échecs représentent le jeu intelligent par excellence. Montrer HAL écrasant son adversaire visait donc à prouver au spectateur le degré supérieur d'intelligence auquel était parvenu cet ordinateur.

Cependant, l'équation échecs = intelligence n'est – dans le cas des logiciels tout du moins – pas valide, comme le prouve le plus célèbre des programmes existants, Deep Blue, d'IBM, qui a vaincu en 1997 le champion du monde de l'époque, le Russe Garry Kasparov. Les logiciels actuels n'ont pas la moindre once d'intelligence. Ils ne raisonnent pas. Là où un grand maître sélectionne en un clin d'œil une poignée de variantes pour y concentrer ses analyses, la machine répertorie tous les coups possibles – y compris les plus stupides – et attribue à chacun d'eux une note. 

 

Or la complexité du jeu est telle que, à horizon de quelques coups, leur nombre est astronomique. Deep Blue était ainsi capable d'analyser de 100 à 200 milliards de coups en trois minutes, réussissant péniblement à évacuer de ses calculs les variantes entachées de bourdes.

 

L'Américain Murray Campbell, un des concepteurs de Deep Blue et coauteur du livre HAL's Legacy (" L'Héritage de HAL ", ouvrage collectif publié par le Massachusetts Institute of Technology en 1996), estime que si HAL joue comme Deep Blue, " cela n'est pas un signe d'intelligence ". HAL fait-il appel à un quelconque type d'intelligence ? La réponse est sans doute... oui. Pour cette courte séquence, Kubrick a repris une partie disputée en 1913 à Hambourg par deux obscurs joueurs allemands. Le réalisateur l'a retenue car elle présente un mat simple et spectaculaire avec sacrifice de dame.

 

UN COUP DÉLIBÉRÉMENT FAIBLE

 

La scène commence par l'erreur fatale de Frank Poole, qui est tombé dans un piège tendu par HAL. Pour arriver à ses fins, la machine joue un coup faible qui crée une situation complexe propre à tromper son adversaire. " Si Frank avait pu trouver le meilleur coup, il aurait pris l'avantage, analyse Murray Campbell. En conduisant Frank dans ce piège, (...) HAL exploite délibérément le manque d'expérience de Frank. (...) Les programmes d'échecs actuels ne jouent normalement pas ce genre de coups "piégeux" (...) car ils supposent que l'adversaire trouvera toujours la meilleure réponse. Une machine comme Deep Blue jouera donc le meilleur coup. La capacité de HAL à tendre des pièges est -au contraire- le signe d'un joueur subtil. "

 

Autre point plus surprenant : dans l'annonce du mat, HAL se trompe sur la dénomination d'une case (bévue ou détail diabolique de Kubrick ?), mais Frank Poole ne relève pas l'erreur. Et ne s'aperçoit pas que quelque chose cloche déjà chez ce bon vieux HAL...

2001, L’ODYSSÉE DE L’ESPACE

Tiré du site "patrimoine-echecs"

 

Dans le silence absolu de l’espace, à six cents millions de kilomètres de la terre, la navette Discoverysillonne l’obscurité en approche de Jupiter. L’astronaute Franck Poole affronte aux Échecs le superordinateur HAL. De sa voix monocorde, HAL annonce un mat en trois coups. Poole abandonne et reconnaît la supériorité de la machine sans discuter. La machine dépasse son créateur.

 

HAL

Franck Poole

 

Cette scène, extraite de l’énigmatique 2001, l’Odyssée de l’espace, réalisé par Stanley Kubrick en 1968, un an avant l’arrivée de l’homme sur la lune, ne dure que 46 secondes. HAL met à l’épreuve l’astronaute. La partie, que Franck suit sur le moniteur, est tirée de la partie Roesch – Willi Schlage joué à Hambourg en 1910. Hal utilise la notation descriptive.

 

FRANCK : Q prend pion

HAL : B prend pion du N

FRANCK : Re8

HAL : Je regrette, Franck, vous avez raté le coche, Q à c3, B prend Q, N prend B échec et mat.

FRANCK : Eh oui, bien joué ! C’est imparable.

HAL : Merci Franck, c’était une partie très agréable.

 

Si nous écoutons attentivement ce bref dialogue, nous découvrons deux erreurs subtiles faites par HAL, erreurs inconcevables venant d’un superordinateur, capable de diriger l’astronef et  mener à bien cette mission complexe. Tout d’abord, une erreur dans la description de l’un des mouvements. Dans la version française, HAL annonce : Q à c3 (le Q ne change pas de place), plus fin en anglais : Queen to Bishop 3 (Q à la troisième case de la colonne du B : Qf3). Contrairement à la notation algébrique, où chaque case a un code unique, dans la notation descriptive utilisée par HAL, les rangées se comptent de 1 à 8 du point de vue de chaque camp. Plus simplement dit, la troisième rangée blanche sera la sixième noire. Par conséquent, le coup annoncé par HAL aurait dû être Queen to Bishop 6. Aucun ordinateur ne pourrait commettre une telle une erreur. La seconde erreur est dans l’annonce du mat en deux qui est uniquement exacte si les Blancs prennent la Q noire avec le B, mais il est possible pour les Blancs de retarder la mort du roi de quelques coups (mat en 5) par 16. Qe6 ou 16. Qh6.

 

Comment est-il possible que HAL commette ces erreurs ? Kubrick était connu pour son perfectionnisme méticuleux dans les moindres détails de ses films. Il était aussi un fort joueur dans sa jeunesse. Ces erreurs de script subtiles sont délibérées. « Je n’ai jamais tort », dit HAL à un autre moment du film.

Plein de nuances ambiguës, 2001, l’Odyssée de l’espace se prête à de multiples interprétations. HAL montre-t-il les débuts de son dysfonctionnement, il va tuer bientôt l’équipage du Discovery. Ou plus subtilement, HAL , qui n’a pas confiance dans la capacité humaine pour mener à bien la mission, teste la sagacité de Poole. Mais Franck ne relève pas l’erreur et ne s’aperçoit pas que quelque chose ne tourne déjà plus rond chez HAL. Il signe alors l’arrêt de mort de ses coéquipiers. Hall a pris sa décision, les humains sont faibles et dupables, il peut passer à l’action.

 

Si nous savons que les logiciels d’Échecs sont encore aujourd’hui que de supercalculateurs sans intelligence, Hall fait la preuve, non seulement de sa raison, mais de sa conscience.